Le dîner
Apéritif – Porto Tónico
Sur les remparts du palais de Pena, célèbre pour son l’architecture éclectique, la présidente Lagarde contemple la vue. La chaude brise d’été soulève sa chevelure blanchie par de longues années de service. À l’ouest et au sud s’étend l’océan Atlantique; à l’est, la capitale colorée de Lisbonne. Au nord, son regard se porte sur l’intérieur des terres du Portugal. Son cocktail à la main – une version plus légère du gin tonic, typique du pays – elle savoure quelques instants de calme. Sous peu, cet ancien palais d’été royal classé par l’UNESCO accueillera le dîner d’ouverture informel du forum annuel de la Banque centrale européenne. Année après année, cet équivalent européen du symposium de Jackson Hole gagne en importance et soutient facilement la comparaison avec la grand-messe américaine. Avant de retrouver les invités, la présidente de la BCE sourit par-devers elle. Ce soir, une page de l’histoire sera écrite ici même, à Sintra.
Entrée – Sardinhas assadas
Sous la froide lumière du néon, sur le lavabo des toilettes des dames, l’écran d’un iPhone 15 Plus s’allume brièvement. Un message: ‘Good luck!’ Charmante attention d’Olivier. Courte et puissante, comme à son habitude. Un dernier trait d’eye-liner et elle peut entrer en scène.
Après la récitation obligatoire de son curriculum vitae par Lagarde, avec qui elle partage le statut de vétéran, Gita Gopinath monte sur le podium sous un tonnerre d’applaudissements. Les discours dinatoires sont les pires, tant pour l’assistance que pour l’orateur: après l’apéritif, les convives n’attendent plus que de pouvoir passer à table. Ils essayent discrètement de prendre une ou deux bouchées d’avance et relèguent ce type de formalités au second plan. Le menu et non le keynote retient leur attention. Ou comment parler aux murs… Sachant cela, la directrice générale adjointe et ancienne cheffe économiste du FMI a opté pour un message frappant. Trois vérités qui seront difficiles à entendre pour la crème du monde monétaire et académique. (Au risque de leur couper l’appétit?) Premièrement: l’inflation met trop de temps à retomber à l’objectif. C’est pourquoi cette lutte reste une priorité, malgré les risques économiques croissants qui vont de pair avec cette approche. (Sa tactique fonctionne: les couverts en argent ont retrouvé leur place sur la table. Le public est piégé… comme des sardines en boîte.)
Plat principal – Pollo piri piri
Powell cherche le regard de Bailey, en vain. À la table d’honneur, le président de la Fed remarque que le gouverneur de la Banque d’Angleterre semble accorder plus d’attention à la présidente de la Norges Bank qu’à madame Bailey. Après avoir dispensé une véritable formation de trois jours sur l’inflation et ses causes, Ida Wolden Bache a clairement acquis sa place au soleil. Quant au président de la BNB, Pierre Wunsch, il a dû redoubler d’efforts à la réception, après un jeu de mots un peu trop belge (Sintra… formation SYNTRA… non?) qui avait laissé perplexes ses homologues internationaux. Bailey aussi avait manqué la chute… Dès ce moment, l’ambiance avait pris le piquant d’une sauce au chili. Cela n’empêche pas Gopinath de verser de l’huile sur le feu avec une deuxième vérité. Les déséquilibres des marchés créent une tension entre la stabilité des prix et la stabilité financière. Le message est clair: les banques centrales doivent laisser opérer la politique fiscale sans céder un pouce de terrain dans la lutte contre l’inflation, sans quoi elles continueront à se laisser dépasser par les événements. À ces mots, les regards se tournent vers Powell. À nouveau, il essaye de croiser celui de Bailey, ne serait-ce que pour partager la gêne. Il y parvient enfin – avec madame Bailey…
Dessert – Pastéis de Belém
Rapidement, les applaudissements deviennent une standing ovation. Au milieu de la salle, un homme d’un certain âge s’essuie les yeux. Il est peut-être encore plus fier que la femme rayonnante sur le podium, qui a atteint le rang d’une pop star. À cet instant, Olivier Blanchard prend conscience que le rôle de mentor lui a apporté plus de gratification que n’importe quel autre poste de sa longue carrière. Car la troisième vérité difficile à entendre – l’avenir nous réserve une seule chose: davantage de risques inflationnistes – renvoie directement à sa pensée. N’est-ce pas une belle reconnaissance? L’exposé se poursuit, brillamment structuré: tous les chocs d’offre ne sont pas égaux, l’honneur de la courbe de Philips est rétabli, la politique monétaire a un rôle préventif à jouer… C’est ainsi qu’une quatrième vérité fait implicitement surface, propre à donner le ton pendant le dessert. Là encore, c’est un cheval de bataille de Blanchard: ouvertement ou non, les banques centrales accepteront un objectif d’inflation plus élevé à l’avenir. Ceux qui resteraient dans le déni n’auront qu’à se rabattre sur les pâtisseries portugaises pour adoucir l’arrière-goût amer de l’exposé de Gopinath.
Digestif – Macieira… et une gorgée de whisky
Depuis dix ans, João tient un café au cœur du Bairro Alto. Quand il se fait très tard ou très tôt, il a l’habitude de jouer les oreilles attentives. Il n’est pas rare que les émotions des clients débordent: le bonheur comme la tristesse, toujours avec une bonne dose de mélancolie. Ce soir, c’est un étranger trapu avec des lunettes qui lui raconte ses maux. Sa peau pâle, son accent incompréhensible et son penchant pour le scotch trahissent une origine irlandaise ou écossaise. Tête basse, le regard vissé sur le miroir doré de son verre, il maugrée puis tempête, convaincu d’avoir subi la pire humiliation de sa carrière. De sa place au fond de la salle, non loin des toilettes, il a entendu sa successeure entériner une nouvelle époque et le reléguer, lui, l’architecte et le symbole vivant d’une ère révolue, au rang de curiosité historique. Il n’y manque plus que le goudron et les plumes! Les 50 euros passés dans la douleur entre les mains de João sont bien vite consommés. Le reste à crédit? bougonne l’homme, condamné à languir à Lisbonne pendant encore toute une semaine. Au nom de Lane, Philip Lane…
Mathias Van der Jeugt, salle des marchés KBC