Le monstre de Belfast
Toujours pas de fumée blanche. Sur la table, il reste une proposition aux allures de monstre censée remplacer le "backstop" irlandais mais qui risque de menacer tant l'unité du marché intérieur européen que l'unité du Royaume-Uni lui-même. Tout tourne autour de l'Irlande du Nord, un "no man's land" économique au nord-ouest de notre continent. Mais en même temps le symbole du passé, de l'intégration et de la désintégration de l'Europe.
L'Irlande du Nord est une région relativement pauvre du Royaume-Uni. Le revenu disponible brut de 15 813 livres par habitant correspond à 81% de la moyenne nationale (2017). En termes de valeur ajoutée par habitant, l'Ulster se classe juste devant le Pays de Galles et la région du North East, mais à seulement 77,6% de la moyenne britannique. L'Irlande du Nord a la réputation d'être une région agricole. Bien que 75% de sa superficie soient consacrés aux activités agricoles, celles-ci ne représentent en fait que 1,4% de la valeur ajoutée totale nord-irlandaise et 2,6% de l'emploi total. L'Ulster bénéficie d'importantes subventions, principalement en faveur du secteur agricole, mais pas seulement. Une grande partie de ces subventions provient de l'UE (3,5 milliards d'euros entre 2014 et 2020). Même si elle est clairement le jouet d'intérêts politiques bien plus larges, l'Irlande du Nord souhaiterait également tirer des avantages des discussions en cours. En attendant le Brexit, les perspectives économiques de la région demeurent relativement encourageantes.
L'Irlande du Nord occupe une place centrale dans la nouvelle stratégie du gouvernement de Londres. En échange d'une généreuse aide financière, le parti des unionistes nord-irlandais (DUP) approuverait un nouvel accord sur le Brexit au Parlement britannique. L'Irlande devrait néanmoins accepter la mise en place d'une frontière en mer d'Irlande, tout en maintenant des liens étroits avec le marché intérieur de l'UE. Les dernières informations évoquent une participation de l'Irlande du Nord à une zone réglementaire commune ("single regulatory zone") européenne, une forme d'intégration moins poussée qu'une union douanière en bonne et due forme. Les contrôles officiels aux frontières seraient remplacés par des contrôles dans les entreprises, les ports et les aéroports, pour éviter la mise en place d'une frontière physique. L'intégration économique avec la République d'Irlande et la paix sur l'île seraient ainsi sauvegardées, mais cela placerait la région dans une situation particulière par rapport au reste du Royaume-Uni. Le plus important pour les partisans d'un Brexit dur est que le Royaume-Uni reste entièrement en dehors de l'union douanière européenne pour pouvoir ainsi négocier lui-même ses propres accords commerciaux à l'avenir. Si le compromis peut paraître acceptable, de nombreux obstacles doivent encore être franchis.
Tout d'abord, il y a la mise en œuvre pratique de cette construction. D'importants contrôles douaniers devront être effectués pour éviter que l'Irlande du Nord ne devienne une zone de fraude à la porte du marché européen. Même les importations en provenance de Grande-Bretagne devront être contrôlées de façon stricte, ce qui suppose une sorte de discrimination au sein-même du Royaume-Uni. Reste à savoir si cela sera tenable sur le plan juridique. En outre, l'Irlande du Nord ne pourra peut-être pas profiter (pleinement) des nouveaux accords commerciaux signés par le Royaume-Uni. Or, cette possibilité de signer de nouveaux accords est présentée comme le principal avantage du Brexit. La région pourrait donc avoir du mal à attirer des investissements étrangers, susceptibles de donner un important coup de pouce à son économie. On peut aussi se demander si l'Irlande du Nord aura encore droit à de généreuses subventions. Si, au moment de la séparation, Londres se contente d'un versement unique, cela risque de ne pas suffire. La région aura toujours besoin d'une aide financière structurelle.
L'Irlande du Nord risque donc de rester un problème, y compris après le Brexit. On ne peut exclure que cela réveille certains démons du passé. Ce qui peut apparaître comme un compromis honorable pourrait se transformer en un monstre qui pourrait agiter nos nuits pendant encore longtemps. Reste à savoir quels éléments seront retenus dans l'accord final, mais passer une bonne nuit de sommeil avant de statuer ne ferait certainement pas de tort. Ou mieux encore : pourquoi ne pas amadouer le monstre en reportant une nouvelle fois la date butoir?
Jan Van Hove, KBC Group Chief Economist